12. Une mission bien spéciale

 

   A Ethyria, le capitaine Hubert descendait les marches qui conduisaient aux geôles de la tour noire, le donjon du palais. Il en avait assez d'essayer d'extorquer des aveux aux prisonniers qui ne voulaient pas parler, cette fois il était décidé, il arracherait les renseignements qu'il convoitait depuis quelque temps déjà, et ce, à n'importe quel prix, que lui importaient les souffrances ou la vie même d'un paysan ?

   Avançant dans de sombres couloirs où seules quelques torches prodiguaient une faible lumière, il s'arrêta devant la porte de la prison où était détenue Elisabeth. Sur un bref signe de son supérieur, un garde ouvrit prestement la porte et le laissa passer.

   - Attends dehors et ferme la porte, ordonna Hubert.

   L'intérieur de la geôle était à peine éclairé. Une faible lueur provenant d'une petite ouverture située sur le haut d'un des quatre murs permit au lieutenant de situer l'endroit. Le sol et les murs de la pièce révélaient une humidité importante, et dans un coin, sur un peu de paille étalée à même le sol, gisait l'amie de Manon. Le capitaine vit Elisabeth se redresser péniblement pour mieux reconnaître son visiteur. Celle-ci, couverte de haillons à moitié déchirés était pâle et semblait très lasse. Elle leva les yeux vers Hubert et le fixa de ses grands yeux décharnés. Celui-ci s'avança et, avec un petit sourire narquois, soutint le regard de la femme.

   Avec une voix quelque peu affaiblie, l'amie de Manon dit alors :

   - Que me veux-tu encore misérable, ne t'ai-je point dit tout ce que je savais ?

   Ironiquement, Hubert répondit :

   - Tout ce que tu sais ? Sache que moi je ne sais rien de ce que je dois savoir mais je vais te le redemander une dernière fois. Tu entends ? Une dernière fois ! Nous savons depuis peu que c'est toi qui avais préservé la princesse Edwyna de la fureur du duc et l'avais conduite chez une certaine Manon à Ilos. Celle-ci a disparu du bourg par ailleurs, mais nous la retrouverons. D'autre part, tout le monde nous assure que le sergent Bertrand est le fils d'un fermier dénommé Aron, et bien que cette affirmation ait été confirmée par Aldebert, bailli d'Ilos, nous soupçonnons très fort que Bertrand soit plutôt le fils de cette Manon qui s'est échappée du bourg. Le duc est entouré de menteurs et de traîtres mais ces chiens paieront un jour leur fourberie. Quant-à-toi, tu es la seule qui puisse nous avouer la vérité et c'est pourquoi je te le demande une dernière fois, de qui le sergent Bertrand est-il le fils et sais-tu où se trouve la princesse Edwyna actuellement ?

   Elisabeth regarda le capitaine d'un air méprisant et lui cria :

   - Je ne sais rien, tu entends misérable, JE NE SAIS RIEN. Et de toute manière, si je savais ce que tu veux apprendre, jamais je ne te le dirais. Laisse-moi tranquille et va-t-en !

   Un rire nerveux secoua Hubert puis il répondit :

   - Depuis que tu es ici prisonnière à Ethéria, nous ne t'avons ni torturée ni t'avons soumise à la question mais j'avais mes raisons. Je n'ai pas besoin de te faire souffrir physiquement pour que tu parles, j'ai un autre moyen. Ton frère Nestor que nous avons arrêté en même temps que toi à Naryth est également ici, prisonnier dans cette tour. Nous allons le conduire sur la grand-place d'Ethyria où se trouve l'échafaud afin de le livrer aux mains du bourreau. Si tu parles maintenant il aura la vie sauve et toi aussi, dans le cas contraire je te forcerai à assister à son supplice, c'est à toi de choisir.

   Elisabeth ironisa :

   - La vie sauve... Tu nous offres la vie sauve... Mais pauvre imbécile, nous savons que nous sommes déjà morts et que nous n'avons rien à attendre de barbares tels que vous. Pas plus que moi, mon frère ne t'avouera quoi que ce soit, nous n'avons pas peur de la mort. Va-t-en maintenant et puisse Baal, le dieu que tu vénères, te brûler dans ses flammes.

   Un moment pensif puis riant à gorge déployée, le capitaine répondit :

   - Mais tu me donnes une idée... Ce n'est pas moi qui périrai brûlé dans les flammes de Baal, mais bien toi, oui TOI, ah ah ah !

 

                                                                                                                                *   *   *

 

   Depuis quelque temps, le duc Norbert avait demandé qu'un échafaud soit construit sur la grand-place d'Ethyria et qu'il puisse y rester à demeure. Le but était de faire réfléchir à deux fois tous ceux qui seraient tentés de se retourner contre lui et le trahir. Le duc n'assistait plus aux exécutions depuis un moment, il laissait ces basses œuvres à ses subalternes et notamment à son âme damnée, le capitaine Hubert.

   Un matin, de nombreux citadins étaient rassemblés tout autour de la place et attendaient que l'on amène un prisonnier pour y être exécuté. Dans la foule, les commentaires fusaient de part et d'autre :

   - Encore un pauvre bougre qui aura irrité le duc, sans doute ?

   - On dit que c'est un soldat qui a voulu déserter mais qui s'est fait reprendre.

   - Que Nélos nous protège, ça fait la quatrième exécution en un mois...

   - Tout cela est la faute de ce maudit capitaine Hubert, n'y a-t-il donc personne pour s'occuper de ce chien enragé ?

   - Il y a peut-être quelqu'un. On parle d'un jeune sergent arrivé depuis peu et qui serait capable de...

   - Tais-toi donc idiot, tu vas nous faire remarquer, de toute façon, actuellement il est en mission bien loin de la ville !

   A ce moment, un prisonnier à demi-nu, chargé de chaînes, l'air résigné, fut amené, poussé par deux soldats. On lui fit monter les marches conduisant à l'échafaud et là, un bourreau, la tête recouverte d'un capuchon rouge, prit le malheureux en charge et l'allongea sur une croix horizontale solidement vissée sur une petite estrade où il l'attacha fermement, bras et jambes écartés. S'emparant alors d'une longue barre de fer, le bourreau s'approcha du prisonnier et se tourna vers un côté de la grand-place où une immense tente avait été montée, l'ouverture face à l'échafaud et où se tenaient le capitaine Hubert, Elisabeth et un nombre important de gardes de la ville, attendant qu'un ordre fut donné.

   Demandant a Nélos que lui soit épargné ce triste spectacle, l'amie de Manon pria le dieu si fort que celui-ci entendit sa prière. Elisabeth s'évanouit et s'écroula à terre. Fou de rage, Hubert demanda qu'on lui jette un seau d'eau sur la tête afin de la réveiller mais rien n'y fit, le dieu eut pitié de la femme. Le capitaine leva alors brutalement le bras vers le bourreau afin que celui-ci accomplisse son œuvre.

   Un cri d'effroi parcouru la foule en entier. Quelques instants plus tard, bras et jambes brisés, le malheureux Nestor était pendu au gibet de la grand-place d'Ethéria. 

   S'adressant à la garde de la ville, Hubert s'écria :

   - Que l'on reconduise la femme dans sa geôle, je m'en occuperai plus tard. En attendant, emmenez le corps du paysan, brûlez-le, et dispersez-moi tous ces badauds.                            

   Quand il fut rentré dans ses appartements, le capitaine Hubert se mit à réfléchir. Elisabeth ne parlerait pas, il en était certain. Cette femme, prête à assister à l'exécution de son propre frère sans proférer aucune plainte préférerait sans doute subir le même sort plutôt que de passer aux aveux. Personne ne semblait savoir où se trouvait actuellement la princesse Edwyna mais si lui, Hubert, arrivait à confondre le sergent Bertrand, celui-ci pourrait sans doute le conduire à la jeune femme. Le tout était de trouver comment faire ?  Le jeune homme était-il oui ou non le fils de Manon, toute la question était là, mais comment le prouver ? Comment être certain que le sergent était le fils de l'amie d'Elisabeth ?!

   Subitement un large sourire éclaira son visage. Le misérable venait d'avoir une idée qui lui sembla géniale, c'est Bertrand qui lui donnerait lui-même la réponse, et cela, sans recourir à la force en aucune manière.

 

*   *   *  

 

   A plusieurs dizaines de lieues au Nord-ouest d'Ethyria, un petit groupe de personnages conversaient tout en dégustant une pinte de bière fraîche, assis à une table de l'Auberge de l'Auroch, dans la cité de Sirgonia. L'un d'entre-eux, un petit homme légèrement bedonnant et doté d'une mine affable, s'adressait à un jeune sergent de l'armée du duc.

   - Heureusement qu'un de mes indicateurs vous a vu entrer, toi et ton compagnon, dans la guilde des marchands d'Ethyria et m'a envoyé un corbeau pour me le faire savoir sinon je n'aurais pu te rencontrer aussi vite. Je suis retenu ici par des affaires qui nous intéressent au plus haut point, or le temps presse. Mon ami Aldebert, bailli d'Ilos m'a beaucoup parlé de toi et c'est pourquoi, sachant que tu étais en mission dans les environs de la ville, je me suis permis de te faire appeler ici. En réponse aux malheurs que le duc Norbert fait courir aux citoyens du Royaume à partir d'Ethyria, nous tâchons d'établir ici la résistance. Cela n'est pas facile car nous devons soigneusement choisir nos amis afin de ne pas introduire des agents du duc dans notre groupe. Nous nous appelons l'Alliance du Nord mais jusqu'à présent, seulement une infime partie des armées établies à Sirgonia et à Ixos, sont susceptibles de rejoindre notre mouvement.

   Le jeune homme à qui étaient adressées ces paroles et qui n'était autre que Bertrand, interrompit son interlocuteur.

   - Mais dis-moi Ethiolas, Sybaris... Qu'en est-il de Sybaris ?

   Le marchand balaya l'air de sa main.

   - Sybaris est totalement inféodée au duc Norbert, nous n'y trouverons aucun allié, répondit-il.

   Assis à côté du fils de Manon, un géant chauve intervint dans la conversation :

   - Actuellement, nous ne sommes même pas capables de vaincre un centième de l'armée du duc... Mais ne m'aviez-vous pas parlé des Elfes, sergent ?

   A ce nom, Bertrand se mit à penser à Roswyn. Où se trouvait sa sœur en cet instant, et que pouvait-elle bien faire ? C'est à peine s'il entendit la question du maître de la guilde des marchands d'Ethéria.

   - Les Elfes... par Nélos, que viennent faire les Elfes dans nos problèmes ?!

   D'un geste vague, le frère de Roswyn répondit :

   - Rien d'important pour l'instant maître Ethiolas.

   A cet instant un tout jeune homme entra d'un pas rapide dans la salle de l'auberge et, se dirigeant directement vers Bertrand, lui glissa quelques mots à l'oreille. Le fils de Manon se retourna alors vers Ethiolas et lui dit d'un air grave :

   - Je vous prierai de bien vouloir m'excuser, je dois maintenant rejoindre Ethyria au plus tôt car je viens d'apprendre que le frère d'Elisabeth, l'amie de ma mère avait été pendu il y a quelques jours sur l'ordre du capitaine Hubert.

   - Un forfait de plus que nous ferons payer très cher à ce chien, répondit le marchand. En tout cas Bertrand, je te conseille d'être toi-même dès à présent très prudent à Ethyria et de te méfier de tout le monde, Nélos seul sait de quoi est encore capable le suppôt du duc.

   A la nuit tombée, le fils de Manon accompagné d'Enoch prirent la route du Sud. Le ciel était clair et parsemé d'étoiles. A part quelques brigands rencontrés ci et là qui ne durent leur salut qu'à la fuite, les deux compagnons ne virent pas grand monde sur les chemins.

   Au petit matin, alors que les tours de la cité d'Ethyria étaient en vue à l'horizon, Bertrand et le géant bifurquèrent vers le chemin conduisant à Ilos. Ils se dirigèrent directement vers la demeure du bailli où le frère de Roswyn devait l'entretenir du résultat de son voyage à Sirgonia. Heureux de revoir son protégé, le bailli le serra dans ses bras et lui dit :

   - Les choses se gâtent quelque peu à Ethyria, actuellement tout le monde soupçonne tout le monde et nombre de personnes sont dénoncées auprès du duc comme étant des rebelles et des ennemis du royaume. Après l'assassinat de Nestor, le capitaine Hubert a fait remettre Elisabeth en prison et nul ne sait actuellement quel est le sort qu'il lui réserve. Vu ce qu'il a fait à son frère je crains grandement pour sa vie. Tu me dis que la résistance s'installe lentement dans le nord du côté de Sirgonia et Ixos mais nous ne sommes encore nulle part en nombre d'effectifs et je pense que nous ne pourrons pas tenter quoique ce soit avant bien longtemps.

   Ayant écouté Aldebert avec beaucoup d'attention, Bertrand répondit :

   - Je comprends fort bien tout cela mais dans l'immédiat, seule Elisabeth m'importe et je ne sais pas comment la sauver. Le donjon noir est rempli de gardes fidèles au duc qui y patrouillent nuit et jour. Essayer d'en forcer les portes avec mes dix hommes serait une mission suicide... Ah par Nélos, que puis-je donc faire ?

   Le bailli tenta de raisonner le fils de Manon.

   - Je suis en peine de te le dire mais en ce qui concerne le sauvetage d'Elisabeth, tu ne dois plus y penser, j'ai besoin de toi à Ethyria et je te défends de prendre le moindre risque qui pourrait nous compromettre toi et moi. J'ai ici d'autre part un objet que je voudrais te confier car il est absolument impensable qu'il tombe aux mains du duc. Je veux que tu portes cet objet à Ellawen de la tribu des Sedes-odaï, il sera nécessaire à Roswyn pour reprendre le trône d'Etheria en toute légalité.

   - De quoi s'agit-il, demanda Betrand ?

   Aldebert conduisit le fils de Manon dans la pièce où se trouvait le vieux coffre de chêne et ouvrit celui-ci devant le jeune homme. Le bailli poussa un cri de stupéfaction.

   - Vide... Le coffre est vide... Mais comment cela est-il possible ? Le sceptre d'Aziza a disparu... Ah, on m'avait bien signalé la présence de quelques maraudeurs gobelins à l'extérieur du village , j'aurais dû les faire poursuivre...Je suis maudit, les dieux sont contre nous !

   Les paroles d'Aldebert firent pâlir Bertrand. Décidément rien ne marchait comme il le désirait et tout semblait venir contrarier ses projets. Le fils de Manon et Enoch prirent congé du bailli encore sous le choc de la disparition du sceptre et rejoignirent leurs quartiers de la garde de la ville.

   Le lendemain matin, le capitaine Hubert fit appeler Bertrand dans ses appartements.

   - Mon garçon, lui dit-il, j'ai besoin de toi pour une mission spéciale. Je te nomme à la tête d'un petit détachement pour conduire une prisonnière au château de Roncenoir. A tes dix hommes s'ajouteront une quinzaine de soldats de la garde du duc. Mais attention, il est impératif que cette femme arrive à Roncenoir et qu'elle y arrive vivante. Tu m'as toujours bien servi jusqu'ici et je m'en remets à ta compétence.

   Resté seul dans sa chambre, Bertrand faisait travailler son cerveau à toute vitesse. Cette femme, cette prisonnière qu'il devait conduire au château de Roncenoir ne pouvait qu'être Elisabeth. C'était là l'occasion rêvée, unique, presqu'inespérée de pouvoir sauver l'amie de sa mère et lui permettre ainsi de la sortir des griffes du capitaine Hubert. Mais un doute lui vint à l'esprit. En mettant en œuvre sa folle idée, il se condamnait lui-même aux yeux du duc et il ne serait alors plus d'aucune utilité au bailli à Ethyria, celui-ci même, risquerait d'être arrêté. Que faire devant un tel dilemme ?

   Cette nuit-là, Bertrand ne dormit pas. Ses pensées allaient sans cesse vers ses proches, Manon... Elisabeth... Roswyn.

 

 

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